Le nuage noir

Mise en ligne Sep 21, 2014 par Etoile du Matin dans Coin Enfants

Le nuage noir

   Paula fit une petite pause à l’ombre d’un érable. Le soleil matinal brillait déjà, et une chaleur étouffante pesait sur la petite ferme du Minnesota. On voyait de la poussière s’élever des sabots d’un cheval, qui transportait son maître pour une mission matinale quelconque. Au-delà de la route, vers le nord et l’est se trouvait le Lac Benson, dont les eaux reflétaient le bleu du ciel sans nuages.

   En fait, il avait été sans le moindre nuage il n’y a que quelques instants. Une masse noire et tourbillonnante, telle de la fumée, rugissait à présent vers l’est, au-delà de l’horizon. Surprise, la fille se raidit, figée par la peur. Elle fila à toute vitesse, se précipita vers la maison, les œufs se heurtant dangereusement dans son panier.

   « Maman, papa, quelque chose approche ! Venez regarder, dépêchez-vous ! Quelque chose approche ! »

   Deux petits garçons se dépêchèrent de sortir, la faisant presque trébucher. Elle posa le panier d’œufs sur la table, et prit la main fine de maman dans la sienne.

   « Viens maman ! Je ne sais pas ce que c’est ! »

   Maman abandonna les gâteaux qu’elle était en train de préparer pour suivre Paula dehors. C’est là que tous les quatre se tinrent debout, regardant le nuage tourbillonnant qui grandissait et assombrissait le paysage comme une augure de ruine.

   Papa apparut derrière eux dans la porte, s’appuyant sur sa canne. Ses yeux se rétrécirent, alors qu’il observa la scène qui se déroulait devant lui, et prononça un mot : « Grasshoppers !  » (Sauterelles)

   Paula ne savait pas depuis combien de temps elles avaient déjà été là. Pour une fois, le petit Roger, âgé de six ans, ne posa pas de questions. Les petits semblaient aussi sentir la menace qui pesait sur eux. Papa finit par les faire rentrer, et ils fermèrent les portes et les fenêtres. Il faisait chaud dedans, mais il était préférable d’avoir chaud que de partager la maison avec des milliers de sauterelles.

   Les biscuits se trouvaient sur la table ; ils étaient secs et n’avaient pas été cuits. Plus personne n’avait envie de prendre le petit déjeuner. Roger et Carl se tenaient devant la fenêtre de devant. Papa était assis dans le vieux fauteuil à bascule.

   « Venez, nous allons adorer, » leur dit-il d’une voix qui semblait enrouée.

   Les garçons quittèrent leur poste d’observation à contre cœur, et maman abandonna sa tentative de sauver son repas. Ils se rassemblèrent, les visages solennels, autour de la table sur laquelle était posée la Bible du père.

   « Que vont faire les sauterelles, papa ? » demanda Carl. « Elles vont pondre des œufs, mon fils. Des millions d’œufs. Je m’attends à ce qu’elles mangent à peu près tout se qu’elles pourront trouver. Et lorsque les œufs écloront au printemps… » sa voix lui manqua. Il semblait regarder quelque chose dans le lointain.

   « Mais, papa, ne pouvons-nous pas les tuer ? Je veux dire, si tout le monde ici – si nous aidons tous. Ne pouvons-nous pas faire quelque chose ? »

   « Oh, nous allons agir. Tous ceux qui le pourront se battront contre elles. Mais je crains qu’il y en ait plus que quiconque ne peut tuer. Je n’en ai jamais vu autant à la fois. »

   Papa ouvrit la grande Bible à l’un de ses chapitres favoris, le Psaume 91. « Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut, repose à l’ombre du Tout-Puissant. »

   Les lèvres de Paula reprirent les mots rassurants, alors que la voix étouffée du papa continua à lire : « Je dis à l’Eternel, mon refuge et ma forteresse, mon Dieu, en qui je me confie ! »

   Sa voix augmentait maintenant en puissance. « Car c’est lui qui te délivre… » Paula observa les rides soucieuses qui se dessinaient sur son front. Il était peut-être vieux et malade, mais Paula en était très fier. Papa n’avait pas peur.

   Lorsqu’il ferma la Bible, et qu’ils se prosternèrent pour prier, il semblait qu’il s’agrippait aux portes de la gloire, sans vouloir les lâcher. « Tu es Dieu », s’exclama-t-il. « Toutes tes promesses nous appartiennent. Nous n’avons pas de crainte, car Tu vas nous protéger. Nous sommes sans défense, mais nous T’appartenons. »

   La force de cette prière réchauffa le cœur de Paula durant les mois qui suivirent. Tout ce que papa avait dit au sujet des sauterelles était vrai, et la petite communauté vivait dans la peur. La guerre qu’ils firent à leurs envahisseurs semblait à peine en avoir diminué le nombre. L’arrivée du printemps préfigurait en effet de sombres perspectives.

   Et sur la petite ferme des Christopherson, le désespoir aurait bien pu s’installer. Papa était vieux, et maman était souvent malade. Ils se battaient chaque année pour survivre. Mais un espoir et un courage que peu de voisins partageaient rayonnaient dans leur petit foyer.

   L’hiver long et froid finit par se fondre en printemps. Les réserves de nourriture diminuaient. Les bourgeons éclorent sur les arbres, et toute la nature se réjouit. Mais des myriades d’insectes rampèrent hors de la terre. La terre bougeait avec eux. Il semblait inutile de planter quoi que ce soit. Mais le Père Christopherson employa un voisin pour labourer le jardin. Pendant son travail, le voisin marmonna au sujet d’effort gaspillé, mais il retourna la terre, prit son argent et s’en alla.

   Tôt le matin suivant, papa réunit toute la famille. Il annonça avec entrain : « c’est le temps des semailles ». Ils se prosternèrent et prièrent avant de se mettre à la tâche. C’est alors qu’ils cachèrent les précieuses semences dans la terre. Sans une récolte, ils pourraient bien mourir de faim. Et seul un miracle pouvait sauver la récolte.

   Chaque matin, Paula inspectait le jardin. Elle se tenait debout, observant les sauterelles, et attendait les premières pousses vertes. L’espoir et la crainte se battaient dans son cœur. Le jour où les premières pousses firent leur apparition fut un jour qu’elle n’allait jamais oublier. Elle se tint pour un moment à son endroit habituel, puis, avec un cri de joie, se retourna et courut vers la maison.

   « Papa, Dieu a répondu, Dieu a répondu, viens et vois ! » La famille entière se précipita dehors pour voir le jardin, puis fut ébahie par la vue qui s’offrit à elle. Les minuscules pousses vertes sortaient de terre. Et, alors que tout autour du jardin les sauterelles se déplaçaient plus grosses que jamais, il n’y en avait pas une dedans. Un mur invisible – une barrière que les insectes ne pouvaient pas franchir, semblait les retenir.

   Durant tout ce printemps, Paula prenait beaucoup de plaisir à marcher dans le jardin. Il semblait être une terre sainte. Elle marchait dans les rangées, sur la pointe des pieds, et touchait chaque plant avec respect. Le jardin n’avait jamais semblé si beau, alors que sur des kilomètres à la ronde, la dévastation régnait de tous côtés.

   Alors que les sauterelles grandirent, leurs ailes se formèrent, et elles s’envolèrent en nuages tourbillonnants, faisant un bruit semblable à une forte pluie de grêle. Lorsqu’elles s’arrêtaient de voler, elles formaient de gros tas de tous côtés. Sur des kilomètres à la ronde, on put à peine voir quoi que ce soit de vert. Les branches des arbres étaient aussi nues que pendant l’hiver, et les champs étaient déserts. Ceux qui marchaient sur la route s’arrêtaient pour regarder, admiratifs, la petite oasis de verdure abondante dans la ferme des Christopherson.

   Alors que la récolte arriva, la terre du petit jardin offrit généreusement ses produits : une petite parcelle donna cinquante boisseaux de betteraves ; trois plans produisirent quatre-vingt trois grandes courges, et bien plus. Paula et les garçons rentrèrent des montagnes de légumes. Cette tâche n’avait encore jamais été aussi heureuse.

   Avec joie, ils remplirent le cellier de nourriture pour les mois d’hiver, et en offrirent des paniers pleins aux voisins. Mais un matin de fin août, une chose eut lieu qui impressionna beaucoup Paula.

   Alors qu’ils étaient assis à table pour le petit déjeuner, quelqu’un toqua fortement à la porte de la petite maison. « Voici quelqu’un d’autre qui souhaite acheter de la nourriture, » pensa papa, alors qu’il se leva pour répondre.

   « Entre, entre, Orville, » Il fit entrer un voisin à la barbe noire.

   « Je suppose, Norris, que vous avez de la nourriture que je pourrais vous acheter. Vous savez que nous n’avons rien récolté suite à la rafale de sauterelles. Je pense que nous serions morts de faim, si nous n’avions pas eu un peu d’argent de côté. »

   Le visage de papa était grave. « Le bon Seigneur devait savoir que nous n’avions aucune économie, » dit-il. « Ce n’est que par la grâce de Dieu que nous avons de la nourriture à manger. Il nous a donné tout ce dont nous avions besoin, et même plus, pour en partager. »

   Orville Nelson se tint silencieux pour un moment, il avait de drôles d’expressions sur son visage. « Je n’ai jamais trop cru que Dieu pouvait faire quoi que ce soit pour nous, ici et maintenant, » dit-il. « Mais je n’ai jamais rien vu de semblable à votre jardin auparavant, je suis certain que le village entier est convaincu qu’il s’agit là d’un miracle. Il me semble déjà avoir entendu un prédicateur lire quelque chose de semblable, au sujet de menacer celui qui dévore – je crois que c’était dans Malachie. Donnez-vous une dîme à Dieu ? »

   Mr. Christopherson avait l’air un peu perplexe. Il alla prendre la grande Bible, et la plaça dans les mains de Mr. Nelson. « Pouvez-vous me lire ce qui est marqué ? » demanda-t-il. « Voilà environ une année que j’ai payé la dîme, parce que je l’ai lu dans la Bible, mais je n’ai jamais remarqué ce dont vous parlez.

   Mr. Nelson tourna maladroitement les grandes pages, cherchant de part et d’autre. Il finit par trouver le livre de Malachie. C’est alors que son visage s’illumina. « C’est ici, dans Malachie 3 : 10-12. Ecoutez cela : « Apportez à la maison du trésor toutes les dîmes. – Mettez-moi de la sorte à l’épreuve, dit l’Eternel des armées. – Pour vous, je menacerai celui qui dévore, et il ne détruira pas les fruits de la terre… Toutes les nations vous diront heureux. »

   Pendant un long moment, papa se tint debout, sans rien dire. A deux reprises, ils ouvrit et ferma sa bouche. Il finit par sortir son mouchoir pour se moucher. « Eh bien, je n’ai jamais, » dit-il, « c’est certain, je n’ai jamais vu ça. Voisin Nelson, voudrez-vous rester avec nous pour un moment de culte ? Je pense que nous ferions mieux de remercier Dieu une fois de plus.