Mettez-vous à ma place

Mise en ligne Sep 22, 2014 par Etoile du Matin dans Coin Enfants

« Mettez-vous à ma place » 

Je ne peux pas attendre plus longtemps. Il me faut mon argent, et si vous ne pouvez pas payer je dois saisir les biens hypothéqués et vendre la maison, » dit Mr Merton.

   « Dans ce cas, » dit Mr Bishop, « elle sera vendue au prix d’un grand sacrifice, et après les difficultés que j’ai eues, ma famille sera à nouveau sans foyer. C’est dur. J’aimerais seulement que vous ayez à gagner votre argent comme je dois le faire ; vous pourriez alors comprendre ce qu’est la vie d’un pauvre homme. Si vous pouviez seulement imaginer, vous mettre à ma place, je pense que vous montreriez un peu de miséricorde envers moi. »

   « C’est inutile de discuter ; j’ai prolongé d’une année, et je ne peux pas faire plus, » répondit Mr Merton, se tournant vers son bureau et continuant à écrire.

   Le pauvre homme se leva de sa chaise, et sortit tristement du bureau de Mr Merton. Son dernier espoir s’était évanoui. Il venait juste de se remettre d’une longue maladie qui avait englouti les biens qu’il avait pensé placer dans le dernier paiement de sa maison. Il est vrai que Mr Merton avait attendu une année lorsqu’il n’avait pas pu payer la part demandée à cause de la maladie dans sa famille, et il lui en était gré d’avoir agit ainsi. Cette année, il était resté couché durant sept mois, durant lesquels il n’avait rien pu gagner et toutes ses économies avaient été nécessaires pour subvenir aux besoins de sa famille. A nouveau il avait échoué, et il allait encore une fois être sans foyer, et devrait recommencer une nouvelle vie. Le ciel l’avait-il abandonné, le confiant à la miséricorde des méchants ?

   Après qu’il ait quitté le bureau, Mr Merton ne pouvait pas éloigner ses pensées des remarques du pauvre homme : « J’aimerais seulement que vous ayiez à gagner votre argent comme je dois le faire. »

   Au milieu de sa rangée de chiffres, « Mettez-vous à ma place » s’imposa.

   Après que cette pensée lui ait traversé l’esprit, il posa son stylo et dit : « Et bien, je trouve que c’est assez difficile. Je crois que je vais passer le voir cet après-midi pour voir comment il vit avec sa famille ; cet homme a éveillé ma curiosité. »

   À environ cinq heures, il mit une perruque de cheveux gris et de vieux vêtements, et se dirigea vers la porte. Mme Bishop, une femme pâle et fatiguée l’ouvrit. Le pauvre vieil homme demanda la permission d’entrer pour se reposer un instant, disant qu’il était fatigué de son long voyage car il avait fait de nombreux kilomètres aujourd’hui.

   Mme Bishop le fit cordialement entrer, et lui donna la meilleure chaise de la pièce ; elle se mit ensuite à préparer le thé.

   Le vieil homme la regarda attentivement. Il vit que son pas n’était pas élastique, qu’il n’y avait pas d’espoir dans ses mouvements, et la pitié commença à remplir son cœur. Lorsque son mari entra, ses traits se relaxèrent en un sourire, et elle se força à être gaie. Le voyageur remarqua tout cela, et il était bien forcé d’admirer cette femme qui endossait un entrain qu’elle ne ressentait pas, pour le bien de son mari. Après que la table ait été préparée (il n’y avait rien d’autre que du pain, du beurre et du thé), ils invitèrent l’étranger à partager leur repas, disant : « Nous n’avons pas grand-chose à vous offrir, mais une tasse de thé vous rafraîchira après votre long voyage. »

   Il accepta leur hospitalité, et alors qu’il partageait leur frugal repas, il dirigea la discussion, sans en avoir l’air, vers le sujet de leurs affaires.

   « J’ai acheté ce terrain, » dit Mr Bishop « à un prix très faible, et au lieu d’attendre, comme j’aurais dû le faire, d’avoir économisé avant de construire, j’ai pensé emprunter quelques centaines de dollars. Les intérêts ne seraient pas aussi élevés que ce que je payais en location, et je pensais économiser un peu d’argent. Je ne pensais pas qu’il pourrait être difficile de rembourser cet argent ; mais la première année, ma femme et l’un des enfants furent malades, et les dépenses me laissèrent sans moyens de payer ma dette. Mr Merton accepta d’attendre une année de plus, si j’étais prêt à payer les intérêts, ce que je fis. Cette année j’ai été dans l’impossibilité de travailler pendant sept mois et de gagner ainsi de l’argent, et bien sûr, lorsque l’échéance arrivera – et ce sera très bientôt – je ne pourrais pas rembourser. »

   « Mais, » dit l’étranger, « Mr Merton n’accepterait-il pas d’attendre encore une année, si vous lui faites connaître les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez ? »

   « Non monsieur, » répondit Mr Bishop ; « Je l’ai vu ce matin, et il m’a dit qu’il devait avoir l’argent sinon il serait obligé de saisir la maison. »

   « C’est un homme qui semble avoir le cœur dur, » remarqua le voyageur.

   « Pas nécessairement, » répondit Mr Bishop. « Le fait est que les hommes riches ne connaissent rien des luttes du pauvre. Ce sont des hommes, comme le reste de l’humanité, et je suis certain que s’ils avaient la plus petite idée de ce par quoi les pauvres doivent passer, leurs cœurs et leurs portes-monnaies s’ouvriraient. Vous connaissez le proverbe : ‘ Lorsqu’un pauvre a besoin d’aide il devrait demander au pauvre.’ La raison est claire. Seul un pauvre connaît la calamité de la pauvreté. Il sait combien elle peut être lourde, écrasant le cœur de l’homme et (pour utiliser mon expression favorite)  il peut se mettre à la place du pauvre infortuné et comprendre ses difficultés et être prêt à lui donner l’assistance nécessaire comme il peut. Si Mr Merton avait la moindre idée de ce que ma famille et moi vivons, je pense qu’il serait prêt à attendre plusieurs années pour obtenir son argent plutôt que de nous mettre dans la détresse. »

   On peut imaginer l’émotion que ressentit l’étranger en entendant ces paroles. Un monde nouveau s’ouvrait à lui. Il passait par une expérience qu’il n’avait jamais eu auparavant. Rapidement après la fin du repas, il se leva pour partir, remerciant Mr et Mme Bishop pour leur aimable hospitalité. Ils l’invitèrent à rester pour la nuit, lui disant qu’il était le bienvenu pour partager ce qu’ils avaient.

   Il les remercia et dit : « Je ne veux pas abuser plus longtemps de votre bienveillance. Je crois pouvoir atteindre le prochain village avant la nuit, et avancer ainsi dans mon voyage. »

   Mr Merton ne dormit pas beaucoup cette nuit-là ; il restait allongé perdu dans ses pensées. Il avait reçu une nouvelle révélation. Dans son esprit, le pauvre avait toujours été associé avec la stupidité et l’ignorance, et il avait trouvé la première famille pauvre qu’il avait visité, bien en avance dans la sympathie intelligente et la vraie politesse, sur les papillons raffinés et à la mode de l’époque.

   Le lendemain, un jeune garçon vint à la petite maison de campagne, et laissa une grande enveloppe bleue, adressée à Mr Bishop.

   Mme Bishop fut très alarmée en la prenant, car les grandes enveloppes bleues étaient associées, dans son esprit, avec la loi et les avocats, et elle pensa qu’elle ne présageait rien de bon. Elle la mit de côté jusqu’au retour de son mari du travail, et la lui tendit.

   Il l’ouvrit en silence, lut son contenu, et dit avec ferveur : « Loué soit Dieu ! »

   « De quoi s’agit-il, Jean ? » demanda son épouse inquiète.

   « De bonnes nouvelles, ma femme, » répondit Jean ; « des nouvelles que je n’aurais jamais osé imaginer ou espérer. »

   « Mr Merton a annulé le prêt ; il m’a remis ma dette, aussi bien la principale que les intérêts ; et il dit que si j’ai besoin d’aide à quelque moment que ce soit, et que je lui en parle, il me soutiendra. »

   « Je suis si heureuse ! Cela me donne une vie nouvelle, » dit l’épouse maintenant joyeuse. « Mais qu’est-ce qui a fait changer Mr Merton d’avis ? »

   « Je ne sais pas. Cela semble étrange après la manière dont il m’a parlé hier matin. Je vais tout de suite chez Mr Merton, lui dire combien il nous a rendu heureux. »

   Il trouva Mr Merton chez lui, et lui exprima sa gratitude avec ardeur.

   « Qu’est-ce qui vous a fait montrer une telle bonté ? » demanda-t-il.

   « J’ai suivi votre suggestion, » répondit Mr Merton, « et je me suis mis à votre place. Je pense que cela va vous surprendre d’apprendre que le voyageur étranger auquel vous avez montré une telle bonté hier, c’était moi. »

   « Vraiment ! » s’exclama Mr Bishop, « est-ce vrai ? Comment vous êtes vous déguisé avec tant de succès ? »

   « Je n’étais tellement déguisé, en fait ; mais vous ne pouviez pas associer Mr Merton, l’avocat, avec un pauvre voyageur. »

   « Et bien, c’était une bonne blague, » dit Mr Bishop ; « bonne dans plus d’un sens. Elle a vraiment bien fini pour moi. »

   « J’ai été surpris, » dit Mr Merton, « des vues larges et généreuses que vous avez exprimés concernant les hommes et leurs actions en règle générale. Je pensais avoir un grand avantage sur vous en ressources et en éducation ; mais combien étroites et bornées étaient mes vues en comparaisons aux vôtres ! Votre épouse est une femme estimable, et votre garçon rendra honneur à tout homme. Je vous le dis, Bishop » déclara l’avocat, s’animant tout à coup, « vous êtes riche, riche bien au-delà de ce que l’argent peut donner ; vous avez des trésors que l’or ne peut acheter. Je vous le dis, vous ne me devez aucun remerciement. Il me semble avoir vécu des années depuis hier matin. Ce que j’ai appris chez vous vaut bien plus que ce que vous me devez, et c’est moi qui suis votre débiteur. Désormais je vais prendre comme mot d’ordre « Mets-toi à sa place », et essayer de régler mes actions en fonction de cela.