Etoile du matin

Des perles aux pourceaux

Mise en ligne Sep 22, 2014 par Etoile du Matin dans Coin Enfants
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Des perles aux pourceaux

   LAURA caressa le tissu fleuri de sa nouvelle robe. Si elle se penchait un tout petit peu en avant, elle pouvait voir ses chaussures neuves, toutes brillantes. Les fenêtres de la petite église de campagne étaient ouvertes et une douce brise y pénétrait. Les abeilles bourdonnaient et les oiseaux chantaient. Une tentante odeur de fruits, de fleurs et de mer embaumait l’atmosphère.

   Les tresses de Laura virevoltèrent quand elle voulut écraser une mouche sur sa joue. Elle jeta un coup d’œil au pasteur debout derrière la chaire dans sa robe noire et son col blanc. Le service lui semblait tout particulièrement long ce matin, parce que la journée était si belle. Aussi fière qu’elle soit de sa nouvelle robe et de ses chaussures brillantes, Laura était impatiente de les échanger pour sa vieille robe et ses espadrilles. C’était une journée où l’on avait envie de se rouler dans l’herbe verte de la prairie, de vagabonder dans la forêt ou de descendre jusqu’à la rivière où l’eau chatouillait les pieds bronzés. Pour dire la vérité, Laura était un peu garçon manqué, et elle n’aimait rien mieux que grimper aux arbres et jouer au ballon avec ses frères aînés.

   Bernhard était assis tranquillement, et il écoutait le pasteur avec attention. Il était sérieux pour son âge. On était presque sûr qu’un jour il deviendrait écrivain, poète ou pasteur. Près de lui était Mathias, un garçon turbulent, aimant l’aventure, toujours en train de faire des bêtises, mais doué d’un cœur d’or. Gunda, une petite fille toute ronde, était assise sagement à côté de Laura. Gunda ne s’agitait pas facilement et pouvait rester assise calmement une heure entière. Il n’en était pas de même pour Maria. Vive, toute menue, débordante de chansons et d’amour pour tout le monde, elle était comparée par sa famille aux petits oiseaux d’hiver qui mangeaient d’un air affamé le grain répandu pour eux sur la neige. Paulus, encore un bébé, dormait sur les genoux de maman, et papa était assis à côté de sa femme, une oreille tendue vers ce que disait le pasteur et l’autre attentive à limiter les différents bruits que les enfants pouvaient faire.

   Papa était charpentier, et prospecteur quand le travail de construction se faisait rare. Gurine, sa femme, était la personne que les habitants du petit village de Borgestad, en Norvège du sud, appelaient quand ils étaient malades ou dans le besoin. Maman Strand se débrouillait toujours pour donner à manger à quelques enfants pauvres, s’il le fallait, ou à veiller les malades, réconforter les mourants, mettre au monde un bébé. Car il n’y avait pas de médecin à Borgestad. La vie était difficile pour tous. Chacun des enfants de la famille Strand devait mettre la main à la pâte dès que possible, et ils travaillaient tous très dur. Mais c’était une famille aimante et profondément religieuse.

   Laura changea de position sur son banc, et papa la regarda. Bientôt Laura serait confirmée dans la petite église luthérienne. Elle serait alors considérée comme une jeune fille ; il était temps qu’elle se mette à y penser. Après sa confirmation, ses nattes seraient attachées autour de sa tête ou enroulées en chignon dans son cou. Elle ne porterait plus de robes courtes ; ses jupes descendraient jusqu’à ses chevilles. Laura n’y pensait pas avec plaisir, car elle serait alors considérée comme trop vieille pour jouer au ballon avec les garçons. Elle soupira.

   La voix du pasteur Lie pénétra les pensées et les rêves de Laura. Soudain, une phrase sembla l’atteindre directement. Ses yeux bleus fixèrent un moment le pasteur. « Que faites-vous pour Jésus ? » La question semblait suspendue dans l’air. Pendant le dernier hymne et la prière de clôture, ce fut tout ce que Laura entendit : « Que faites-vous pour Jésus ? »

   En rentrant à la maison à pied par cette belle journée d’été, Laura était absorbée par le sentiment étrange qui s’était emparé d’elle dans l’église. Elle se rendait compte comme jamais auparavant que Jésus était mort pour elle, et qu’elle ne faisait rien en retour pour son don précieux du salut. La pensée la tourmenta pendant tout le reste de ce dimanche tranquille, et pendant toute la semaine qui suivit. Finalement, elle pensa à quelque chose qu’elle pourrait faire.

   Puisqu’elle était la fille aînée, Laura aidait beaucoup sa mère. Mme Strand ne savait jamais quand elle pourrait être appelée à aider quelqu’un dans le voisinage, aussi Laura apprit-elle de bonne heure à s’occuper de la maison et des enfants. Elle repassait avec les lourds fers qu’il fallait faire chauffer sur l’immense fourneau à bois. Elle faisait chauffer l’eau quand ses frères rentraient et frottait les vêtements sales sur la planche à laver. La propreté régnait au foyer des Strand. Le village de Borgestad, à la fin du siècle [avant-] dernier, n’avait ni l’électricité ni l’eau courante, et les foyers ne jouissaient pas de beaucoup de confort.

   Généralement, quand Laura avait quelques instants à elle, elle courait dehors dans l’air pur imprégné de brise marine venant du fjord de Skien, tout proche. Mais pas maintenant. Tranquillement, elle se glissa en haut dans la chambre qu’elle partageait avec ses sœurs, faisant bien attention que personne ne la suive. Puis elle tira de dessous le linge propre de la commode du papier soigneusement rangé. Elle ouvrit sa Bible et ses doigts parcoururent page après page jusqu’à ce qu’elle trouve un verset qu’elle aimait tout particulièrement. Elle le copia de son écriture ronde et appliquée. Quand une feuille de papier fut couverte de versets bibliques, Laura la coupa en bandes, un verset sur chaque bande. Cela lui prit des jours, car elle n’avait pas beaucoup de moments de loisir. Ses frères devinrent curieux. Cela ne ressemblait pas à Laura de s’enfermer dans sa chambre et de ne pas les suivre dans leurs expéditions. Mathias se moqua d’elle et lui posa des questions, mais Laura ne répondit rien.

   Par un après-midi ensoleillé, tandis que les plus jeunes enfants faisaient leur sieste et que maman était assise en train de tricoter dans le rocking-chair, Laura comprit que le moment était arriver de mettre son plan à exécution. Bernhard aidait un voisin dans les champs, et Mathias était parti avec ses amis. Laura se précipita dans sa chambre. Elle mit un tablier propre sur sa robe de coton et rassembla les bandes de papier avec les textes de la Bible dans la jupe de son tablier. Elle descendit sur la pointe des pieds et sortit dans le soleil. Il n’y avait personne en vue. Laura se hâta le long du sentier jusqu’à la maison des voisins, se dirigea vers la porte d’entrée et glissa dessous l’un des versets de la Bible. Puis elle sauta légèrement jusqu’à la prochaine maison.

   Laura s’arrêta. Elle entendit des voix de garçons ! Mathias et ses amis couraient vers elle.

- Laura ! Qu’est-ce que tu as dans ton tablier ? Qu’est-ce que tu fais ?

   Oh ! ce frère, pensa Laura.

   Laura était excellente en course. Elle était légère comme une plume et elle prit ses jambes à son cou tout en serrant bien les coins de son tablier. Elle ne laisserait jamais ces garçons voir ce qu’elle avait ! Cela lui semblait sacrilège. Ils se moqueraient d’elle. Et elle avait travaillé si dur pour faire quelque chose de spécial pour Jésus ! Elle avait eu l’intention de glisser un texte de la Bible sous la porte de chacune des maisons du village. Des larmes glissèrent le long de ses joues pendant qu’elle courait, les garçons à ses trousses. Mais elle n’arrivait pas à les distancer.

 Laura, à bout de souffle, vit bientôt une barrière. C’était l’enclos des cochons d’Eric Lindgren ! Ces vilains garçons ne devaient pas trouver ses précieux versets ! Rapide comme l’éclair, Laura secoua son tablier par-dessus la barrière. Des bandes de papier volèrent dans la saleté tandis que les pourceaux, alertés, se groupèrent autour. En voilà une nourriture étrange et nouvelle ! Les papiers blancs disparurent dans la boue sous les pattes des animaux. Quand les garçons arrivèrent à la barrière, il n’y avait plus rien à voir, seulement une petite fille à bout de souffle et les larmes aux yeux.

   Les garçons la considérèrent quelques instants. Mathias lui demanda :

- Qu’est-ce que tu faisais ?


   Mais la petite fille regarda au loin et ne répondit pas. Finalement, l’un des garçons dit :

- Allons-nous-en !

   Et ils partirent tous en courant pour jouer ailleurs.

   Tandis que les larmes de Laura se mêlaient à la boue dans l’enclos des cochons, un texte qu’elle avait lu en copiant ses versets lui revinrent à la mémoire. «  Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent. » (Matthieu 7 : 6).

   C’est le cœur lourd qu’elle rentra à la maison. Mme Strand vit d’un coup d’œil le visage baigné de larmes de sa fille, et Laura courut dans ses bras pour lui raconter toute l’histoire. Maman rit seulement en elle-même lorsque Laura arriva au moment des « perles devant les pourceaux ».

- Laura, ma chère petite, chuchota maman, si tu savais seulement tout ce que tu fais pour Jésus chaque jour ! Quand tu m’aides avec les enfants, tu l’aides. Quand tu laves et repasses et accomplis les autres durs travaux comme tu le fais si souvent, tu aides Jésus autant que si tu étais missionnaire en Afrique. Dieu me donne de la force pour aller aider les autres quand ils ont besoin de moi, et je sais que je l’aide. Quand tu m’aides, tu l’aides aussi. Sèche tes larmes, maintenant. Je ne dirai jamais aux garçons ce que tu as jeté dans l’enclos aux cochons. C’est ton petit secret. Reste aussi gentille et aimante que tu l’es, et continue toujours à chercher la vérité. C’est ainsi que tu aides Jésus.

   En grandissant, Laura chercha la vérité jusqu’à ce qu’elle trouve le message qui touche profondément son cœur. Son influence grandit avec les années. Elle travailla avec les enfants de l’église adventiste d’Oslo, en Norvège, leur enseignant à aimer Jésus. Bien des gens qui sont maintenant grands-pères et grands-mères se considèrent encore comme des « enfants de Laura », se souvenant avec amour des leçons qu’elle leur enseignait. Elle donna à Dieu tous ses talents pour le service des autres. Laura dort tranquillement maintenant. Quand Jésus reviendra pour rassembler les siens, elle comprendra alors pleinement tout ce qu’elle a fait pour lui. – R. C.