Le petit agneau perdu dans le marais
Le petit agneau perdu dans le marais
SIGURD était si rempli d’enthousiasme que la grimpée le long de la colline escarpée ne lui parut pas plus fatigante qu’un bon exercice. Arrivé au sommet, il poussa un cri de joie et sauta par-dessus trois buissons l’un après l’autre. En sautant par-dessus le quatrième, sa jambe accrocha une branche et il s’étala de tout son long. Il rit en se relevant et reprit la descente d’une façon un peu moins dangereuse.
Sigurd venait de passer une semaine chez sa sœur mariée. Elle habitait à environ seize kilomètres de chez lui par la route. Mais il n’y avait rien d’intéressant à voir sur la route. Il aimait tellement la nature qu’il avait pris un raccourci difficile par la montagne, où les oiseaux s’envolaient sous les pas et où les petits animaux couraient vite se cacher à son approche.
Sigurd rentrait chez lui, et il était impatient de voir paraître le toit rouge de sa maison. En imagination, il sentait déjà le bontunnbrod que sa mère avait toujours a disposition. A la pensée de ces épaisses tranches de pain tartinées de beurre frais fait à la maison, il se remit à courir.
Ses jambes agiles sautaient et sautaient au-dessus des troncs qui barraient la piste, et bientôt il put voir la grande prairie qui s’étendait au pied de la colline. Un petit lac, alimenté par des ruisselets descendant de la montagne, se rassemblait au centre, et le sol, tout autour, était devenu un véritable marécage.
Sigurd contourna le marais et arriva à la maison à temps pour le repas du soir.
- Mange vite, Sigurd, s’écria maman.
- Pourquoi ? demanda-t-il, surpris.
- Un agneau manque depuis hier, expliqua-t-elle. Nous avons cherché partout, mais nous ne l’avons pas trouvé. Tu pourras sûrement le trouver, car tu connais bien tous les endroits où les moutons vont paître.
Le visage de Sigurd s’assombrit.
-Tu veux que j’aille courir après ce vieux mouton quand je viens de faire seize kilomètres ?
- C’est un agneau, Sigurd, et pas un vieux mouton, dit maman d’un ton de reproche.
- Un agneau ou autre chose, un mouton est un mouton, répliqua Sigurd.
- De plus, dit maman, il n’y a pas seize kilomètres en passant par la montagne. Tu n’as pas pris la route.
- Un garçon qui n’est pas capable de marcher plus de seize kilomètres est un faiblard, ajouta le père.
Sigurd ne pouvait accepter cette insulte, aussi, après une dernière et immense bouchée de tunnbrod, il se leva, prit son fusil et sa casquette, et se dirigea vers la porte.
- Tu n’auras pas besoin de ton fusil, dit maman. Il te gênera plutôt pour porter l’agneau.
- Tu veux que les ours me dévorent ? demanda Sigurd d’un ton plein de reproches.
- Les ours n’ont pas faim en ce moment, dit maman.
- Les loups, alors ?
- Les loups n’ont pas faim non plus. Je t’en prie, pars, mon fils. Le petit agneau perdu souffre peut-être.
Sigurd haussa les épaules.
- Je crois qu’il ne souffre pas maintenant. Un loup l’a probablement déjà mangé.
- J’espère que non. Tu ne dois pas renoncer avant d’avoir essayé, dit maman.
Sigurd sorti, mais il ne laissa pas son fusil. Il n’avait plus d’enthousiasme, et il traîna les pieds pendant les dix premières minutes. Il chercha partout quelque chose de blanc, mais il ne vit rien de la sorte.
Pour la première fois ce jour-là, il contourna le marais et parcourut le flanc de la colline. Il écouta, mais tout ce qu’il entendit fut le cri d’un oiseau de nuit et l’appel distant d’un loup.
Alors Sigurd aperçut quelque chose de blanc un peu plus haut. Son énergie revint, et il s’élança sur la pente rapide. Pourquoi ce petit fou d’agneau était-il resté si loin derrière le troupeau ? Ne pouvait-il sentir les traces des autres au moment de rentrer ? Il avait envie de prendre un bâton et de le renvoyer en vitesse à la maison.
Il perdit l’équilibre et tomba. Quand il se releva et chercha du regard l’objet blanc, tout ce qu’il vit, ce fut un gros rocher banc à moitié caché par un buisson.
Toute cette montée pour rien ! Dégoûté, Sigurd s’assit sur un tronc et bouda. Il avait projeté de faire tant de choses ce soir. Il avait trouvé un arbre, un bjork, exactement tel qu’il lui en fallait un pour une nouvelle paire de ski, et voilà qu’il passait son temps à chercher un agneau perdu. En vain, d’ailleurs. Il était sûr que l’agneau avait été dévoré par un animal sauvage. Il ramassa une pierre et la lança rageusement contre un sapin.
Maman serait déçue qu’il n’ait pas retrouvé l’agneau. Il valait mieux poursuivre les recherches. La soirée était gâchée, de toute façon. Reprenant son fusil, il se remit à grimper vers le sommet. Il savait que les sons venant du bas monteraient clairement vers lui. Il était essoufflé en atteignant le sommet, et il se tint tranquille jusqu’à ce que les battements de son cœur se soient apaisés et qu’il puisse respirer normalement.
Pendant cinq minutes, Sigurd écouta. Puis un bruit particulier lui parvint. Quelque chose poussait un cri plaintif, mais cela ne ressemblait pas au bêlement d’un mouton. Il tendit l’oreille, mais il ne perçut que le son du vent dans les grands arbres. Il ne croyait pas que le bruit bizarre venait de l’agneau perdu. S’il en était ainsi, c’était sûrement le dernier cri de la pauvre créature avant d’être massacrée. En tout cas, maman ne pourrait pas dire qu’il n’avait pas fait tout ce qu’il avait pu.
Sigurd s’arrêta dans la descente. Une fois de plus, le cri monta vers lui. Il semblait venir du marais. Il n’hésita plus. Il se précipita vers le pied de la colline, sautant les buissons et les troncs sans même y faire attention. Une branche de pin lui arracha sa casquette, et il perdit de précieux moments jusqu’à ce qu’il la retrouve. Il souhaitait maintenant avoir écouté le conseil de sa mère et laissé son fusil à la maison. Il le gênait vraiment. D’autre part, il serait le bienvenu si un animal guettait l’agneau. Il se représenta un loup gris s’approchant lentement de la petite chose terrifiée.
Sigurd redoubla de vitesse, et quelques minutes plus tard, il était au bord du marais. Il s’arrêta et scruta les alentours. C’était maintenant le crépuscule, mais ses yeux étaient habitués au gris. Il examina toutes les aspérités du marais, espérant découvrir quelque chose de blanc, mais rien ne bougeait. Et il n’y avait rien de blanc. Il observait si intensément que le plongeon d’une grenouille dans l’eau le fit sursauter.
Il n’y a pas de mouton par ici, c’est évident, se dit Sigurd. Le cri était certainement celui d’un oiseau. Je rentre. Je peux revenir demain s’il le faut. Reprenant son fusil, il se dirigea vers la maison. Un agneau de plus, un agneau de moins, quelle importance ?
Ce n’est pas encore assez tard pour rentrer, se dit Sigurd. Ils vont penser que je n’ai pas bien cherché. Je vais m’asseoir sur ce tronc et attendre un moment. Il pointa son fusil vers des ennemis imaginaires jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien voir. Maintenant, ils verront bien que j’ai passé toute la soirée à chercher ce mouton ; ils devraient être satisfaits. Et une fois de plus il reprit le chemin de la maison.
Un agneau perdu ! Un agneau perdu ! Un agneau perdu ! Ses pas semblaient faire écho aux mots. Où avait-il entendu cette expression ? Soudain, il se souvint que Jésus avait parlé d’un agneau perdu. Si un homme avait cent brebis, et que l’une d’elle manquait, il partirait à sa recherche jusqu’à ce qu’il la trouve. Maman lui avait bien souvent lu cette histoire quand il était petit. Comment avait-il pu l’oublier ? Il était rempli de remords parce qu’il n’était pas un bon berger.
Sigurd baissa la tête et demanda son aide au Père céleste. Puis il rebroussa chemin. Il était possible que l’agneau se soit aventuré dans le marais. En ce cas, il serait loin d’être resté blanc.
Il s’arrêta pour écouter. Il entendit les sons habituels de la nuit – le bourdonnement des moustiques, le croassement des grenouilles et – qu’est-ce que c’était ? Il entendit gargouiller tout près de lui. Cela venait de ce qu’il avait pris pour une boule d’herbe brune. Alors Sigurd poussa un cri de joie, car il avait trouvé l’agneau perdu. Si seulement il n’arrivait pas trop tard ! L’agneau était enfoncé jusqu’au cou dans la vase et il ne pouvait plus se débattre.
Le jeune garçon accrocha son fusil à un buisson et se dirigea résolument vers l’agneau. En cinq pas, il avait de la boue jusqu’au genoux. Il n’arriverait à rien de cette façon. Il devait faire attention s’il ne voulait pas se trouver dans la même situation que l’agneau.
Sigurd réussit à retourner sur la terre ferme. Cette fois, il fallait travailler avec la tête. Il rassembla une brassée de branches. Les empilant généreusement, il fit un sentier jusqu’à l’agneau. Il n’y avait pas de temps à perdre. Il espérait que l’agneau ne mourrait pas avant qu’il puisse l’atteindre. Il fit trois voyages pour rassembler des branches, et finalement la piste faite à la main fut terminée. Il avait fallu du temps, car Sigurd devait ramper, empilant les branches devant lui au fur et à mesure qu’il avançait. Il devait faire très attention chaque fois qu’il retournait chercher d’autres branches.
Finalement, il put toucher l’agneau. La pauvre petite créature semblait avoir perdu tout espoir de vivre. Trop faible pour remuer, elle laissa rouler sa tête dans les mains de Sigurd. Il lui parla doucement tout en plongeant les bras dans la vase pour saisir l’animal sous les pattes de devant. Il tira tant qu’il put, mais l’agneau était vraiment coincé. Il réussit finalement à le soulever de quelques centimètres, mais il dut le lâcher pour changer de position lui-même. L’un de ses genoux était complètement submergé.
Rapidement, il rassembla des branches sous sa jambe et se remit à l’œuvre. Cette fois, ce fut un peu plus facile. Au fur et à mesure qu’il dégageait l’agneau, il glissait des branches sous lui.
Bientôt, l’agneau fut libéré. Sigurd installa sur ses épaules la petite créature dégoulinante de boue, mais vivante. Soigneusement, le jeune garçon revint sur ses pas jusqu’à ce qu’il soit sorti du marais. Quel soulagement ! Il remercia Dieu pour son aide.
Sigurd était fatigué, mais il se dirigea d’un pas alerte vers la maison, fier de n’avoir pas failli à sa mission. Arrivé près du premier ruisselet, il se lava un peu, ainsi que l’agneau. Ce faisant, il découvrit que la petite bête avait une patte cassée. Maman s’en occuperait.
Il avait fait au moins un kilomètre lorsqu’il se souvint de son fusil. Il gémit tout haut. Il voulut déposer son fardeau au sol, mais il se rendit compte tout de suite qu’il ne devait pas le laisser seul. Les rôdeurs de nuit étaient maintenant en chasse. Installant l’agneau le plus confortablement possible sur ses épaules, Sigurd rebroussa chemin, et contourna le marais une fois de plus. Il retrouva finalement son fusil.
Il était bien tard quand Sigurd arriva chez lui, épuisé. Il déposa le petit agneau aux pieds de sa mère.
- Maman, je me sens exactement comme le berger qui a laissé ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller chercher celle qui était perdue, dit-il.
Le père examinait l’agneau sauvé. Il hocha la tête.
- Tu es un fidèle berger, mon fils.
Et aujourd’hui, Sigurd est le berger d’un troupeau d’âmes, en tant que pasteur d’une église adventiste située à des milliers de kilomètres des montagnes de Suède où il chercha un jour – et trouva – le petit agneau perdu dans le marais. – B.G.