Les étrangers du bois
Les étrangers dans le bois
C’était le début du printemps. Les arbres commençaient à peine à verdir et l’herbe à repousser au flanc des collines. Lucie marchait lentement le long de la route de campagne en rentrant de l’école. Elle n’habitait pas loin, et d’habitude elle jouissait de la promenade.
Mais aujourd’hui, il faisait bien froid. Une bise coupante, venant du nord, lui picotait les joues. Elle frissonna et se mit à marcher les yeux baissés. Au loin, un train siffla. Il semblait déjà faire presque nuit. Elle leva la tête. A l’horizon, de sombres nuages annonçaient la pluie.
C’est alors que Lucie vit la fillette. Debout sur le bas-côté de la route, comme si elle ne savait pas exactement où elle était, se tenait une mince fillette au visage brun, à peu près de l’âge de Lucie. Sa robe était en loques, et son visage, ses bras et ses mains étaient barbouillés de poussière. Ses cheveux blonds étaient noirs de graisse.
Lorsque Lucie arriva à sa hauteur, leurs yeux se croisèrent. La fillette écarta les lèvres, mais elle ne parla pas. Lucie hésita. Quelque chose dans l’expression de l’étrangère la força à s’arrêter.
- Bonjour !
- Bonjour !
- Oh, mais ce que tu es sale ! laissa échapper Lucie.
Puis elle voulut se rattraper :
- Oh, excuse-moi !
- Ça ne fait rien, c’est vrai. Je suis couverte de poussière.
La voix de la fillette était douce, aux intonations chantantes.
- Veux-tu… Veux-tu…, commença Lucie, puis changeant d’avis, elle dit :
- Tu habites par ici ?
- Non
- Non ?
- Non.
- Alors, où habites-tu ?
- Je viens de Provence.
La fillette hésita, puis elle ajouta :
- Mes parents et moi voyageons.
- Où sont-ils, tes parents ?
- Là-bas.
La fillette montra un bosquet.
- Ils restent là jusqu’à ce que ma mère se sente mieux.
- Tu veux dire que vous campez là ?
- Oui.
- Est-ce que ta mère est très malade ?
- Elle n’est pas malade. Elle vient d’avoir un bébé.
- Oh ! mais comment pouvez-vous supporter le froid ?
Et Lucie croisa ses bras sur sa poitrine.
- Oh, ça va, on se débrouille…
- Pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? Peut-être que mes parents pourraient vous faire de la place jusqu’à ce que ta mère se sente mieux, suggéra Lucie.
- Oh, non ! mon père ne voudrait jamais !
- Pourquoi pas ?
- Il a peur.
- De qui ?
- De la police, répondit la fillette à voix basse en regardant nerveusement autour d’elle. Il a peur de devoir aller en prison.
- Pourquoi ? Qu’avez-vous fait ? demanda Lucie, bien qu’elle sache que cela ne la regardait pas.
- Rien, mais nous sommes… nous sommes des vagabonds, et on peut être mis en prison pour ça.
- Mais vous voyagez !
- Oui, mais nous n’avons pas d’argent. Et dans un sens, cela fait de nous des vagabonds.
La fillette regarda anxieusement du côté du bosquet, puis se retourna vers Lucie :
- Tu promets que tu ne diras rien à personne ? Ne dis à personne que nous sommes ici. ! Tu le promets ?
- C’est promis ! dit Lucie.
- Merci. Au revoir. Je te reverrai peut-être. Au revoir.
Et la fillette s’en alla, moitié courant, moitié trébuchant dans la direction du bosquet. Pendant un moment, Lucie l’observa. Puis, elle se remit en route, tout en se retournant de temps à autre. Elle ne vit plus la fillette. Soudain, Lucie se rendit compte qu’elle ne savait même pas son nom.
Rentrée chez elle, Lucie ne put oublier l’étrangère. Le visage de la fillette, barbouillé de poussière, au regard anxieux, semblait être partout. Finalement, Lucie alla à la cuisine. Elle voulait tenir sa promesse envers la fillette ; mais en même temps, elle voulait l’aider.
- Maman ?
La mère de Lucie se détourna de la cuisinière.
- Oui ?
- Je voudrais préparer un colis de nourriture pour une famille pauvre. Mais j’ai promis que je ne dirais qui personne qui ils sont.
- Et pourquoi ?
- Je ne suis pas sûre, exactement, répondit Lucie. Je ne comprends pas vraiment tout.
Maman considéra Lucie un instant, comme si elle pesait le pour et le contre de la question. Lucie regarda sa mère dans les yeux. Celle-ci fit un signe de tête affirmatif.
- C’est d’accord, mais ne peux-tu pas attendre la fin du le dîner ?
- J’aurai du mal à leur porter quelque chose avant la nuit, remarqua Lucie, et il se fait tard.
Mère et fille préparèrent donc un grand carton d’aliments simples, mais nourrissants, riches en protéines et en vitamines. La mère de Lucie observa curieusement sa fille quitter la maison en poussant le grand carton dans la petite remorque à main.
Lucie entendit sa mère dire à son père :
- Je me demande bien où elle va.
Lorsque Lucie atteignit le bosquet, elle y trouva la famille. Elle n’oublierait jamais ce qu’elle vit. Il y a avait une tente de fortune fabriquée de différents morceaux de toile attachés ensemble. A l’intérieur, sur des chiffons, la mère et le nouveau-né étaient étendus. La fillette et le père avaient rassemblé du bois et faisaient flamber un petit feu. A l’approche de Lucie, le père eut un mouvement de recul.
- Ce n’est rien, père, je sais qui elle est, dit la fillette. Sa voix semblait maintenant beaucoup plus vieille que lorsque Lucie l’avait rencontrée pour la première fois.
Il y eut des larmes dans les yeux de l’homme lorsque, aidé de sa fille, il ouvrit le carton de provisions. Il ne dit pas « Merci » avec des mots ; mais l’expression de son visage le disait éloquemment. Lucie sentit sa gorge se nouer et son estomac se serrer d’émotion en les regardant.
- Merci, merci, merci, murmura la mère.
La fillette riait de bonheur à la vue de la nourriture.
Finalement, Lucie les quitta, souhaitant pourvoir inviter la famille à passer la nuit chez elle. Mais l’homme avait déclaré sans équivoque qu’il n’accepterait pas. Lucie s’en alla donc, tirant la remorque derrière elle.
Il faisait nuit noire lorsqu’elle rangea la remorque dans la remise. Elle considéra la brillante lumière qui s’échappait des fenêtres de sa maison, puis les gros nuages qui s’amassaient rapidement. En frissonnant, elle rentra.
Cette nuit-là, elle pria pour les étrangers, et le lendemain matin, elle partit pour l’école plut tôt que d’habitude, afin de pouvoir s’arrêter un moment à leur campement.
Mais ils étaient partis. Il ne restait plus trace d’eux, à part un petit rond de terre noircie là où ils avaient construit leur feu.
Lucie n’apprit jamais leur nom, ne sut jamais ce qui leur était arrivé. Mais elle retint d’eux une leçon : le bonheur qu’on ressent lorsqu’on aide quelqu’un qui est dans le besoin. Elle avait chaud au cœur.
Elle retourna à la route et se hâta vers l’école. Toute la journée, il lui fut bien difficile de penser à ses tâches scolaires. A la récréation, elle s’écarta des autres élèves, inclina la tête et pria silencieusement, remerciant Dieu pour sa famille et sa maison. Ensuite elle demanda à Dieu de veiller sur les voyageurs, où qu’ils soient.
Puis une camarade l’appela, et elle se joignit au jeu de ses amies…