Etoile du matin

Pépita, la petite bohémienne

Mise en ligne Sep 22, 2014 par Etoile du Matin dans Coin Enfants
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Pépita, la petite bohémienne

   On était encore au début du printemps, mais les tendres bourgeons s’ouvraient et les fleurs précoces créaient dans l’âme du peintre Stenburg le désir de quitter Düsseldorf et, avec son album d’esquisses, d’errer dans les campagnes environnantes.

   Un jour, à l’orée d’une forêt, il se trouva en face d’une jeune bohémienne qui tressait des corbeilles. Autour de son beau visage, des boucles noires ondulaient et retombaient jusqu’à sa taille. Sa pauvre robe rouge, usée et fanée par le soleil, ajoutait au pittoresque de sa personne.

   « Quel tableau elle ferait ! murmura le peintre. Mais qui achèterait le portrait d’une bohémienne ? Personne ! »

   A Düsseldorf, la tribu des tziganes était haïe, et il était même dangereux d’avoir à faire à ces gens qui passaient pour être des sorciers.

   La jeune fille avait vu l’artiste et aussitôt, délaissant sa paille, elle bondit sur ses pieds, leva les mains au-dessus de sa tête et claquant des doigts pour marquer le rythme, elle se mit à danser devant lui, avec une telle grâce et une telle légèreté, qu’il en fut émerveillé. Elle souriait de toutes ses dents blanches et ses yeux étincelaient de gaieté.

- Arrêtez ! cria Stenburg, saisissant son crayon pour dessiner la silhouette.

   Il allait vite, mais c’était une position très fatigante à conserver pour la bohémienne. Toutefois, elle la supporta jusqu’à ce qu’enfin, avec un soupir de soulagement, elle puisse laisser retomber ses bras et se reposer devant l’artiste de plus en plus captivé.

   « Elle est plus que belle, se dit-il. C’est un modèle de premier ordre. Je la peindrai en danseuse espagnole. » Il fallut discuter le prix. Puis, il fut convenu que Pépita viendrait trois fois par semaine, pour poser.

   A l’heure dite, elle arriva, stupéfaite des merveilles du studio. Elle regardait tout à tour les toiles finies et commencées, et les accessoires qui ornaient la pièce : meubles, poteries, armures, vêtements, etc.

   Enfin, elle arriva à une grande « pièce d’autel », prête à être terminée, qui représentait la Crucifixion.

- Qui est cet homme ? dit la jeune fille, d’une voix tremblante, en désignant la figure centrale du Sauveur en croix.

- Le Christ, répondit Stenburg distraitement.

- Qu’est-ce qu’on lui fait ?

- On le crucifie, fit encore le peintre. Allons, fillette, tournez-vous un peu à droite. Là… ça ira.

   Stenburg, le pinceau entre les doigts, était un homme avare de mots.

- Qui sont ces gens autour de lui ? poursuivit-elle… Ces gens au mauvais visage ?

- Ecoutez, dit-il, avec impatience, taisez-vous, je n’ai pas le temps de vous parler. Vous êtes ici pour poser et non pour bavarder.

   La bohémienne se tut, mais elle regardait le tableau et réfléchissait. Et, à chaque séance, la fascination qu’il exerçait sur elle s’intensifiait. Parfois, elle se hasardait à poser quelques questions, car la curiosité la tenaillait. Un jour, elle éclata :

- Enfin, dites-moi donc pourquoi on l’a crucifié ? Etait-il très, très méchant ?

- Non, très bon, au contraire.

   C’est tout ce qu’elle put apprendre ce jour-là. Mais elle retenait chaque mot, comme un trésor, et la fois suivante, elle s’enhardit à demander :

- S’il était si bon, pourquoi l’ont-ils ainsi traité ? Etait-ce pour un instant seulement ? L’ont-ils laissé aller ensuite ?

- C’est parce que…

   L’artiste s’était levé et, la tête un peu penchée, arrangeait une draperie de son modèle.

- Parce que ?... répéta Pépita haletante.

   Stenburg retourna à son chevalet. Puis, voyant le visage anxieux de la jeune fille, il en eut pitié, et dit :

- Ecoutez, je vais vous dire une fois pour toutes ce qu’il y a à dire, puis vous cesserez de me poser des questions.

   Il lui raconta alors l’histoire de la Crucifixion, qui était nouvelle pour Pépita, mais si vieille pour lui qu’elle avait cessé de l’émouvoir. Il ajouta même avec indifférence : « Il est mort pour tous les pécheurs. »

   Il pouvait peindre cette agonie sans qu’une seule émotion ne le fasse vibrer. Mais cette seule pensée était poignante pour la jeune tzigane, dont les grands yeux noirs se remplirent de larmes, que l’orgueil de la tribu lui interdisait de laisser tomber…

   La « pièce d’autel » et la « Danseuse espagnole » furent terminées ensemble.

   C’était la dernière visite de Pépita au studio.

   Elle regarda son propre et admirable portrait sans plaisir, mais se tint longtemps immobile devant la Crucifixion, comme clouée au sol.

- Venez ici, dit l’artiste. Voilà votre argent avec une pièce d’or en plus, car vous m’avez porté bonheur. La « Danseuse espagnole » est déjà vendue. Peut-être aurai-je encore besoin de vous plus tard. Pour le moment il ne faudrait pas encombrer le marché de votre joli visage.

   La jeune fille s’était retournée lentement.

- Merci, Signor, dit-elle d’une voix grave. Mais, dites-moi, vous devez l’aimer beaucoup, puisqu’il a souffert tout cela pour vous ?

   La figure du peintre s’était empourprée de honte.

   La jeune fille, dans sa robe fanée, avait disparu de son atelier, mais ses paroles plaintives résonnaient encore dans son cœur.

   Il essaya de les oublier en se hâtant d’envoyer le tableau à sa destination, mais les mots persistaient : puisqu’il a souffert tout cela pour vous.

   Enfin, son tourment devint insupportable. Il devait s’en débarrasser à tout prix et s’en fut se confesser.

   Le prêtre lui fit subir un interrogatoire serré. Il croyait à toutes les doctrines de l’Eglise et reçut l’absolution avec l’assurance que « tout allait bien ».

   L’artiste fit une remise généreuse sur le prix fixé pour la « pièce d’autel » et, pendant une semaine ou deux, se sentit soulagé.

   Mais lorsque revenait la question : « Vous devez l’aimer beaucoup, n’est-ce pas ? » il redevenait anxieux et ne pouvait se mettre au travail.

   En parcourant les rues de la cité, il apprit des choses encore inconnues. Un jour, il vit un groupe de personnes se hâtant vers une maison près des remparts… une bien pauvre maison… Puis, il vit d’autres groupes venant du côté opposé qui entraient dans ce même endroit. Il s’informa,  mais sans obtenir de réponse précise, ce qui piqua sa curiosité…

   Quelques jours après, il apprit qu’un étranger qui professait la religion « réformée » habitait là. C’était un de ces hommes méprisés qui en appelaient, en toute occasion, à la Parole de Dieu.

   Etait-ce respectable, et même sûr, d’essayer d’entrer en relation avec ces gens-là ? Et pourtant, par leur moyen, il pourrait peut-être trouver ce qu’il cherchait, si toutefois ils connaissaient le secret de la paix.

   Il y alla donc tout d’abord pour observer, s’informer, sans aucune intention de se joindre à eux.

   Mais un homme peut-il s’approcher du feu et rester froid ?

   Le prédicateur parlait et agissait comme quelqu’un qui voulait marcher sur la terre avec le Christ. Comme quelqu’un qui donnait au Christ la suprématie en tout. Et Stenburg trouva ce qu’il avait tant désiré : une foi vivante.

   Son nouvel ami lui prêta une précieuse copie du Nouveau Testament ; mais, peu après, il fut poursuivi et chassé de Düsseldorf et voulut emporter le Livre avec lui. Heureusement, la semence était déposée dans le cœur de l’artiste.

   Ah ! il n’existait plus de questions maintenant ! Dans son âme brûlait un amour ardent et il se disait : « Pour moi ! Il a fait tout cela pour moi ! Comment proclamerai-je à d’autres hommes cet amour sans bornes pour qu’il transforme leur vie comme il a transformé la mienne ? Il est pour eux aussi, mais ils sont aveugles, comme je l’étais. Comment prêcherai-je ? Je ne sais pas parler. L’amour du Christ brûle dans mon cœur, mais je ne sais pas l’exprimer par des mots ! »

   Tout en réfléchissant, le peintre avait pris machinalement un morceau de charbon de bois et esquissait une tête couronnée d’épines. Ses yeux se remplissaient de larmes à mesure qu’il travaillait.

   Soudain, une pensée traversa son esprit comme une flèche.

   « Je suis peintre ! Mon pinceau proclamera l’Amour divin ! Ah ! dans la « pièce d’autel » je n’ai mis que la souffrance de l’agonie dans le visage. Ce n’était pas là la vérité. Il y faut l’Amour ineffable, la Compassion infinie, le Sacrifice volontaire. »

   L’artiste tomba à genoux et pria pour qu’il puisse « parler » sur sa toile.

   Il en fut ainsi.

   Le feu du génie se mit à brûler jusqu’à la plus haute expression de puissance. Le nouveau tableau de la Crucifixion fut une inspiration.

   Il ne voulut pas le vendre et en fit don à sa ville natale, qui le suspendit dans la célèbre galerie de peinture, où les habitants vinrent en foule le contempler.

   Les voix se faisaient douces, les yeux s’embuaient de larmes, et les citoyens s’en retournaient chez eux connaissant l’amour de Dieu et se répétant les paroles inscrites au bas de la toile :

Voici ce que j’ai fait pour toi.

Toi qu’as-tu fait pour moi ?

   Stenburg se mêlait souvent à cette foule et regardait d’un coin de la galerie les gens qui s’assemblaient devant son tableau.

   Un jour, il remarqua, parmi les visiteurs, une pauvre fille qui pleurait amèrement. Il s’approcha :

- Pourquoi ce chagrin, enfant ? demanda-t-il.

   Elle se retourna. C’était Pépita.

- Oh ! Signor, sanglotait-elle, en désignant du doigt l’adorable visage, s’il m’avait aimée aussi, mais je ne suis qu’une pauvre bohémienne ! Cet amour est pour vous et non pour les gens comme moi.

   Et les larmes coulaient sans contrainte.

- Pépita, il est aussi mort pour toi !

   Et l’artiste lui redit la merveilleuse histoire.

   Ils causèrent jusqu’à l’heure tardive où l’on fermait la galerie. Le peintre accueillait avec joie, maintenant, toutes les questions de Pépita, car le sujet lui tenait à cœur. Il raconta la vie d’amour, la mort expiatoire, la résurrection glorieuse, et expliqua l’union que l’amour rédempteur réalise.

   Elle écoutait, puis elle reçut et crut ces paroles : « Voici ce que j’ai fait pour toi. »

   Deux ans ont passé depuis que le tableau a été exposé. L’hiver est de retour, le froid est intense et le vent souffle en rafales dans les rues étroites de Düsseldorf, en faisant trembler les fenêtres de l’atelier de Stenburg.

   Le travail de la journée est terminé et, devant le feu de bûches, il lit un exemplaire de son Evangile bien aimé, qu’il s’est procuré à grand-peine.

   A un coup frappé à la porte, l’artiste ouvre et laisse entrer un inconnu. Ce dernier est vêtu d’un vieil habit en peau de mouton, recouvert de neige gelée. Il regarde d’un air affamé les restes du repas sur la table, tout en délivrant son message :

- Le Signor voudrait-il bien venir avec moi pour une affaire urgente ?

- Et quelle est cette affaire ? demanda le peintre un peu méfiant.

- Je l’ignore, mais quelqu’un qui se meurt voudrait vous parler.

- C’est bien, dit Stenburg, j’y vais, mais mangez auparavant.

   L’homme balbutia des remerciements et se mit à dévorer les aliments qui étaient devant lui.

- Vous avez donc bien faim ? interrogea l’artiste.

- Signor, nous sommes tous en train de mourir, faute de nourriture.

   Stenburg emplit un sac de provisions et lui dit :

- Pouvez-vous porter ça ?

- Ah ! avec joie ! Mais dépêchons-nous ; il n’y a pas de temps à perdre.

   Ils traversèrent rapidement les rues qui menaient à la campagne. Là, les branches ployaient sous la neige et le sentier n’était pas même tracé. Mais l’homme n’hésitait jamais et marchait devant en silence d’un pas exercé.

   Enfin, ils arrivèrent à la lisière d’un bois où quelques misérables tentes étaient dressées.

- Entrez, dit l’homme, en désignant l’une d’entre elles.

   Puis, il se tourna vers un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, qui s’empressaient autour de lui. Il leur parlait en une langue bizarre pendant qu’il détachait le sac de ses épaules.

   Presque en rampant, le peintre pénétra sous la tente. Un admirable clair de lune éclairait l’intérieur. Sur un grabat de feuilles sèches une jeune femme pâle et décharnée était étendue.

- Oh ! Pépita !

   Au son de cette voix, les yeux s’ouvrirent, ces beaux yeux sombres, encore brillants. Un sourire trembla sur les lèvres de la malade, qui se souleva sur un coude.

- Oui, dit-elle, Pépita ! Il est venu pour moi aussi ! Il m’a tendu les mains. Ses mains saignaient. Il m’a dit : « Voici ce que j’ai fait pour toi. »

   Et elle fit ses adieux à Stenburg.

*

   Bien des années après que le peintre et la jeune bohémienne se furent endormis dans la foi, un frivole et jeune noble traversait Düsseldorf, en splendide équipage, en route pour Paris.

   Pendant que l’on donnait à boire et à manger à ses chevaux, il eut l’idée d’aller visiter la célèbre galerie de peinture de cette ville.

   Il était riche et intelligent. Un monde brillant lui ouvrait ses trésors.

   De suite, le tableau de Stenburg retint son attention. Il lut et relut le texte inscrit au bas du cadre. Il ne pouvait s’en arracher. Les mots s’incrustaient dans son cœur. L’amour de Christ pénétrait en lui et allait s’imposer à sa vie.

   Les heures s’écoulaient. La nuit tombait. Le gardien du musée toucha le bras du jeune noble qui pleurait et l’avertit poliment que les portes allaient se fermer.

   La nuit était venue, en effet, mais dans cette existence, jusqu’ici mondaine, se levait l’aurore de la vie éternelle.

   C’était le compte de Zinzendorf.

   Rentré à l’hôtellerie, il reprit sa voiture, non pour continuer sur Paris, comme il l’avait désiré ce matin encore, mais pour retourner chez lui.

   Depuis ce jour, il jeta sa vie, sa fortune et son nom au pied de Celui qui avait murmuré à son cœur :

Voici ce que j’ai fait pour toi.

Toi, qu’as-tu fait pour moi ?

   Le tableau de Stenburg n’est plus dans la galerie de Düsseldorf, car celle-ci fut détruite par le feu il y a bien des années.

   Il n’existe plus mais il a, pendant longtemps, proclamé le don de Dieu à l’humanité, Celui dont l’apôtre saint Paul affirmait : « Il m’a aimé et s’est donné pour moi. »